Tunisie-Tribune (Réforme des retraites) – Être avocat en Seine-Saint-Denis est un engagement. Pourtant, ces « justiciers » du barreau de Bobigny sont en « grève dure » depuis le 6 janvier pour défendre leur régime de retraite. Ils demandent le renvoi de toutes les audiences, malgré le préjudice pour les justiciables. Immersion avec les grévistes du 93.
Il est 9 h 15, le 21 janvier, et le hall de béton et d’acier bleu du tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny est quasiment vide. Cela fait deux semaines que les avocats du barreau de Seine-Saint-Denis (93) ont voté une grève totale pour défendre leur régime de retraite. Prolongé jusqu’au 29 janvier – au moins –, le mouvement est largement suivi.
À l’instar des autres barreaux de France, les avocats du 93 multiplient les actions, des plus traditionnelles (manifestations, banderoles), aux plus originales (lancer de robes, clip, happening ou encore haka). Au quotidien, les grévistes se mobilisent surtout pour obtenir le report des audiences. Avec succès. À Bobigny, les juges ont accepté de reporter 80 à 90 % des affaires en correctionnelle, et 100 % de celles du tribunal pour enfants (TPE).
Les justiciables en première ligne
Mais une telle démarche demande de la pédagogie. Myriam Baghouli arpente tous les jours les couloirs du TPE pour expliquer les raisons de la grève aux familles en attente d’un procès qui n’aura pas lieu. « On ne fait pas la grève de gaité de cœur. On sait très bien ce qu’il en coûte aux justiciables de voir leur procès reporté », assure à France 24 l’avocate, spécialiste des mineurs et militante engagée au sein du SAF, le Syndicat des avocats de France.
Le bâtonnier de Seine-Saint-Denis, Frédéric Gabet, ne manque pas d’exemples pour illustrer le préjudice d’un renvoi : le détenu qui vient plaider sa libération ; le travailleur précaire qui devra patienter deux années supplémentaires pour espérer des indemnités des prud’hommes ; la femme qui a besoin d’une mesure d’éloignement pour un conjoint maltraitant ; ou l’étranger en situation irrégulière qui joue son entrée sur le territoire en une audience, non reportable.
« La quasi-totalité des avocats du barreau de Bobigny sont en grève et cela les place souvent face à des questions d’ordre éthique. Ici, nous plaidons beaucoup d’affaires vitales. Mais nous sommes une profession libérale et c’est à chacun de prendre ses décisions en conscience », souligne Frédéric Gabet
« En Zapi, le seul renvoi possible, c’est le renvoi dans le pays d’origine »
Les cas de conscience ne manquent pas. Pourtant, les avocats du 93 tiennent et ils veulent expliquer pourquoi, surtout à ceux qui pâtissent le plus durement de leur absence. C’est pourquoi ils se sont rendus le 21 janvier dans la Zone d’attente pour personnes en instance (Zapi) de Roissy. C’est dans cette annexe fambant neuve du tribunal de Bobigny, implantée en 2017 au pied des pistes, que sont examinés les dossiers des étrangers qui ne remplissent pas les conditions d’entrée en France (absence de visa, de preuve d’hébergement, de billet retour, manque de moyens financiers…).
« Le seul renvoi possible pour eux, c’est le renvoi dans leur pays« , admet Myriam Baghouli. Le 21 janvier, trois personnes seulement doivent comparaître, dont une a eu recours à la commission d’office – en l’absence d’avocat attitré, les justiciables peuvent obtenir l’aide d’un avocat désigné par le bâtonnier de la juridiction. Mais en raison de la grève, la « maintenue » (une femme en situation irrégulière) sera ce mardi seule face au juge des libertés et de la détention (JLD). Toutefois, les grévistes ne l’abandonnent pas totalement à son sort : s’ils refusent de plaider, ils ont étudié le dossier et distillé à leur cliente les arguments nécessaires à sa défense.
« On a briefé la personne, on lui a présenté les points de conclusion, les arguments à faire valoir, les nullités de procédure. Mais c’est vrai qu’elle va devoir argumenter seule« , reconnaît Me Catherine Herrero, coordinatrice « étranger » à la Zapi de Roissy. Ce jour-là, la « maintenue » demande le renvoi dans son pays d’origine. Mais tenir leur position relève souvent d’un choix cornélien pour ces avocats engagés.
« Se battre maintenant ou crever plus tard »
Tout en se montrant particulièrement conciliants à Bobigny, les juges eux-mêmes commencent à s’inquiéter de voir « les stocks s’accumuler » ou des dossiers lourds se profiler. « J’ai des demandes de maintien en détention qui arrivent. Vous ne mettez pas en place une cellule d’urgence ? », s’enquiert une juge inquiète auprès de grévistes croisés dans les couloirs du TGI.
Une option en débat, mais non retenue pour le moment. « Nous sommes dans une grève dure. On n’a pas le choix, il faut se battre maintenant ou crever plus tard. Si on ne tient pas jusqu’au bout, à quoi ça sert ? », martèle Me Baghouli, qui n’envisage pas de lever le piquet avant le retrait total du projet de réforme.
Pour convaincre les juges de continuer à soutenir leur combat, elle a les arguments. « Le projet de réforme aura un impact direct sur le fonctionnement du TGI de Bobigny. Le doublement de nos cotisations va nous obliger à arrêter la commission d’office ou à augmenter nos honoraires, ce qui n’est pas possible pour le public de Seine-Saint-Denis« , déclame-t-elle devant la juge siégeant dans la salle d’audience n° 6 de la 18e chambre correctionnelle.
Le TGI de Bobigny, le tribunal des pauvres
Être avocat en Seine-Saint-Denis, c’est un engagement. C’est intégrer un barreau de plus de 600 avocats, mais « à taille humaine« , nous explique le bâtonnier de Seine-Saint-Denis, Frédéric Gabet. « Le TGI de Bobigny est un tribunal de proximité, d’humanité, où l’on rencontre des situations étonnantes. Cela crée une solidarité entre nous qui explique que la grève soit aussi suivie« , poursuit celui qui y travaille depuis 30 ans.
Pour Myriam Baghouli, une enfant du 93 inscrite depuis onze ans au barreau de Bobigny, il n’était pas question de travailler ailleurs. « Ma robe, c’est une cape de justicier. Si j’avais voulu faire de la ‘fus-acq’ [fusion-acquisition], je ne me serais pas inscrite ici !« , lance-t-elle joyeusement. En d’autres termes : pour faire partie des avocats dont les revenus dépassent les 40 000 euros médians, il faut exercer ailleurs.
Deuxième tribunal de France et premier pour les enfants, le TGI de Bobigny est implanté dans le département le plus pauvre de France : 70 % de la population y est éligible à l’aide juridictionnelle. Les revenus des avocats qui ont fait le choix d’y exercer sont donc eux aussi parmi les plus pauvres de France.
« On nous prend pour des nantis mais ce qu’il reste à la fin du mois après paiement des charges, cotisations, frais de cabinet dépasse rarement les 1 500 euros« , explique Anne Erminy, avocate à Bobigny et commis d’office volontaire au TPE. Et ce n’est pas cette dernière activité qui arrondit les fins de mois. « Pour une dizaine de dossiers en commission d’office, je touche 600 euros bruts« , calcule-t-elle. Alors, après 24 ans de barreau, elle pense de plus en plus régulièrement à arrêter. Comme d’autres.
« Si on double nos cotisations comme le prévoit le projet de réforme des retraites, nombreux sont ceux qui ne pourront plus vivre de leur profession« , estime Frédéric Gabet. « Des cabinets vont disparaître ; des déserts judiciaires et juridiques vont en résulter. » Alors le bâtonnier s’inquiète : « S’il n’y a plus d’avocat de proximité pour assurer les divorces, les prud’hommes, les placements de mineurs, en Seine-Saint-Denis, qui les défendra ? »
Le projet de réforme des retraites prévoit la suppression des régimes spéciaux au profit d’un système universel. Il va donc entraîner la disparition du régime autonome des avocats – qui est largement excédentaire.
Les avocats libéraux redoutent de voir leurs cotisations augmenter : avec le nouveau mode de calcul, celles-ci pourraient doubler. Actuellement, leur pension de retraite minimale est fixée à 1 450 euros mensuels. Cette somme tomberait à 1 000 euros dans le futur régime. En outre, les avocats ne cotisent qu’à hauteur de 14 % de leurs revenus, un taux qui passerait à 28 %.
Face à la crispation, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a proposé aux avocats de conserver une caisse « propre à leur profession« . Le gouvernement a également fait des propositions sous la forme d’un abattement de 33 % appliqué sur l’assiette des revenus bruts des avocats, afin d’amortir la hausse de cotisation.