Tunisie Tribune (L’hydrogène) – Mais quelle mouche a piqué les motoristes nippons ? Regardez ce rutilant moteur à combustion de 5 litres et 8 cylindres : c’est un projet développé par Toyota et Yamaha, annoncé en février dernier. Une idée qui paraît anachronique : on imaginait plutôt le moteur thermique mort et enterré ! En cause : les normes environnementales de plus en plus drastiques adoptées par les États, qui imposent aux véhicules neufs des niveaux d’émissions extrêmement bas, à la fois en termes de CO2, gaz à effet de serre bien connu, mais aussi en matière de polluants aériens comme les oxydes d’azote (NOx) et les particules fines.
En Europe, en l’espace de 23 ans, les limites d’émissions de NOx ont par exemple été divisées par 36 sous l’effet successif des normes Euro 0 à Euro VI. Et la norme Euro VII, qui entrera en vigueur en 2025, pourrait encore diviser ces valeurs par 2… et atteindre des seuils proches de 0. Plus radical encore : l’une des mesures proposées par le pacte vert, actuellement discuté par la Commission européenne pour atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050, vise purement et simplement à interdire les moteurs thermiques à l’horizon 2035 ! Face à ces contraintes, les constructeurs n’ont donc plus le choix : ils doivent électrifier leurs gammes au plus vite, la fin du moteur à combustion paraît actée.
Moteur à hydrogène
Alors quoi, ce nouveau projet est-il une lubie folle, un pari insensé ? Pas du tout ! Car l’engin n’est pas conçu pour carburer à l’essence, au diesel, ni même au GPL. Ce moteur fonctionne à l’hydrogène, gaz dont la combustion ne rejette que de l’eau, et qui peut être produit de façon propre, par électrolyse de l’eau à partir d’électricité décarbonée. En d’autres termes, l’idée est de changer le carburant plutôt que le moteur ! “Cette stratégie permettrait de ne pas abandonner toutes les optimisations qui ont été obtenues depuis un siècle sur le moteur à combustion interne, tout en garantissant des émissions polluantes très basses” , résume Luis Le Moyne, enseignant chercheur à l’Institut supérieur de l’automobile et des transports à l’université de Bourgogne.
Toyota et Yamaha ne sont d’ailleurs pas seuls à se lancer dans l’aventure : trois autres constructeurs japonais (Kawasaki, Subaru, Mazda) se sont engagés à poursuivre avec eux une recherche collaborative sur le moteur à hydrogène. En France, L’IFP Énergies nouvelles (Ifpen) explore également cette thématique avec Renault Trucks via un banc d’essai monocylindre ; leur objectif est de tester en 2023 un poids lourd à motorisation hydrogène. “Il y a trois ans, quand nous avons démarré les essais, il n’y avait presque aucune publication scientifique sur le sujet. Récemment, nous en avons recensé plus d’une centaine” , souligne Bertrand Gatellier, responsable du programme Motorisations et Systèmes.
PEU DE MODIFICATIONS
En soi, l’idée de brûler de l’hydrogène dans les moteurs n’est pas nouvelle, Jean-Luc Perrier l’a pour la première fois validée en 1979. Au sortir du second choc pétrolier, ce professeur de mécanique à l’université d’Angers avait converti le moteur d’une vieille Simca 1000 essence en hydrogène – qu’il produisait d’ailleurs lui-même dans son jardin à partir de panneaux solaires et d’un électrolyseur.
Il faut dire que, techniquement, la conversion ne nécessite pas de grosses modifications : “Le dihydrogène étant gazeux à température et pression ambiantes, il faut surtout modifier le circuit d’injection. Il est aussi nécessaire de remplacer certains matériaux susceptibles d’être fragilisés à la longue par cette molécule très petite. Mais rien de fondamentalement disruptif” , assure Christian Nellen, responsable du département Moteurs à combustion à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg, en Suisse.
En 2006, BMW a ainsi fabriqué 100 exemplaires de la berline Hydrogen 7 équipée d’un moteur de 6 litres et 12 cylindres, capable de rouler aussi bien à l’essence qu’à l’hydrogène. Mais les performances n’étaient pas encore au rendez-vous : “En mode hydrogène, ce moteur développait un couple équivalent à celui d’un moteur de 4 litres de cylindrée” , pointe Bertrand Gatellier. Et ce pour une raison simple : la combustion de l’hydrogène demande 2,5 fois plus d’oxygène par unité de masse que l’essence. Or les anciens moteurs dits “atmosphériques”, comme ceux des BMW Hydrogen 7, qui fonctionnaient par aspiration naturelle d’air, ne parvenaient pas à fournir assez d’oxygène pour créer une combustion optimale.
Heureusement, deux innovations obtenues ces vingt dernières années ont changé la donne. “D’abord, l’arrivée des turbocompresseurs, qui permettent de pomper bien plus d’air. Ensuite, l’injection directe du carburant, qui permet de mieux doser la répartition de l’hydrogène, un gaz très expansif, et donc d’obtenir des mélanges air/hydrogène mieux maîtrisés” , détaille Florence Duffour, cheffe de projet motorisation hydrogène à l’Ifpen. Des apports qui ont solutionné du même coup la question des émissions de NOx. “Le problème était que les hautes températures associées à la combustion de l’hydrogène favorisent la formation des oxydes d’azote.” Mais, là encore, “en injectant plus d’air que nécessaire pour la combustion, on peut abaisser la température et atteindre des concentrations d’oxyde d’azote à l’échappement cent fois moindre que celles d’un moteur diesel” , se félicite la chercheuse, qui l’a démontré sur le banc d’essai de l’Ifpen.
On peut atteindre cent fois moins d’oxyde d’azote à l’échappement que dans un moteur diesel – FLORENCE DUFFOUR Cheffe du projet Motorisation hydrogène à l’Ifpen
POUR LES VÉHICULES LOURDS
Bref, le moteur thermique à hydrogène fonctionne ; la propulsion hydrogène rechargeable à la pompe en quelques minutes, très dense en énergie – l’hydrogène contient trois fois plus d’énergie par unité de masse que le gazole -, est prête. Alors, pourquoi cette idée ne revient-elle en force qu’aujourd’hui ? D’abord parce sur le segment de la voiture individuelle, le tout-électrique a pris trop d’avance.
L’hydrogène décarboné, un pari
Si l’hydrogène porte de nombreuses promesses, sa production actuelle est à plus de 95 % carbonée car dérivée du gaz naturel, d’origine fossile. L’hydrogène propre, lui, doit être issu de l’opération d’électrolyse. C’est donc un pari : bien qu’en plein essor industriel, cette filière reste pour l’heure embryonnaire et incapable de fournir de grands volumes. Par ailleurs, le succès de la mobilité hydrogène repose aussi sur le déploiement, d’ici à 2030, de milliers de stations de recharge à hydrogène… alors que seulement 230 étaient opérationnelles en Europe, fin 2021.
“La messe est dite” , tranche Bertrand Gatellier. Forts d’une décennie d’industrialisation, les véhicules électriques bénéficient des progrès fulgurants des batteries en termes d’autonomie et de coût de fabrication, si bien qu’ils devraient atteindre la parité de prix avec les voitures essence d’ici à 2027, selon l’organisme Transport & Environnement. Cette technologie est également optimale d’un point de vue énergétique global, grâce au rendement très élevé du moteur électrique, de 98 %, qui cause bien moins de pertes que le moteur thermique, dont le rendement oscille entre 25 et 45 % selon les usages.
Les prototypes déjà en route
Le moteur à hydrogène pourrait remplacer avantageusement la pile à combustible sur les transports lourds (camions, bateaux) et/ou de forte puissance (voitures de course). Plusieurs prototypes de véhicules à motorisation hydrogène sont déjà en développement.
1 Baptisé Hydrotug et construit par la Compagnie maritime belge (CMB) pour le port d’Anvers, ce remorqueur à très faibles émissions est équipé d’un moteur brûlant à la fois diesel et hydrogène, l’hydrogène fournissant 85 % de la puissance.
Il préfigure la conversion possible à l’hydrogène du secteur marin.
2 Comme presque tous les spécialistes du secteur des poids lourds, le motoriste FEV a annoncé le développement de moteurs à hydrogène. Une solution prisée car elle pourrait s’avérer globalement plus intéressante que la pile à combustible, qui est moins mature technologiquement et offre de moins bons rendements à plein régime.
3 Alors que son moteur était conçu à l’origine pour l’essence, cette voiture de course Toyota GR Yaris H2 carbure bien à l’hydrogène. Ce dernier brûle plus rapidement que l’essence et offre davantage de vivacité au moteur. À tel point que de nombreux constructeurs nippons envisagent la motorisation hydrogène comme une alternative au tout-électrique.
SYLVIE LECARPENTIER – CMB.TECH/PORT OF ANTWERP – FEV GROUP – TOYOTA
SYLVIE LECARPENTIER – CMB.TECH/PORT OF ANTWERP – FEV GROUP – TOYOTA
SYLVIE LECARPENTIER – CMB.TECH/PORT OF ANTWERP – FEV GROUP – TOYOTA
Sauf que, en ce qui concerne les véhicules plus lourds, de l’utilitaire au camion en passant par les avions et les bateaux, la motorisation électrique n’est pas vraiment adaptée. “Si l’on a besoin de parcourir de très longues distances et d’alimenter un véhicule de forte puissance, les batteries deviennent trop encombrantes ou trop longues à recharger” , révèle Bertrand Gatellier. Sur ce créneau particulier, les constructeurs sont donc pris au dépourvu !
“Les agendas de décarbonation se resserrentet ils n’ont pas de solution aboutie et fiable” , explique Christine Rousselle, chercheuse au laboratoire Prisme, à Orléans.
Les autres candidats à la carburation propre
L’hydrogène n’est pas seul en lice pour décarboner les moteurs ! Certains motoristes développent des engins capables de brûler un dérivé proche : l’ammoniac. De formule NH3, ce gaz peut être produit par la réaction bien maîtrisée de l’azote avec l’hydrogène. Son avantage ? “L’ammoniac est plus facile à manipuler car liquide à -34°C ou à 10 bars, contre -253°C ou 350 bars pour l’hydrogène”, note Christine Rousselle, chercheuse à l’université d’Orléans. Certains industriels projettent aussi de retransformer l’hydrogène décarboné en le combinant à du CO2 pour produire des essences ou gazole décarbonés. Seul hic : ces “e-fuels” produisent autant d’oxydes d’azote que les carburants fossiles classiques lors de la combustion… et ne passeront donc pas les futures normes d’émissions.