- Dans votre nouveau livre, La Vie spectrale, vous qualifiez l’irruption de l’IA générative de « séisme planétaire » et de « mutation civilisationnelle ». A ce point ?
ERIC SADIN – Nous avons affaire à une bascule anthropologique. Depuis une quinzaine d’années, l’intelligence artificielle était essentiellement une puissance organisationnelle de pans toujours plus étendus des affaires humaines. Depuis l’arrivée de ChatGPT, il y a un an, un nouveau palier a été franchi, que j’appelle le « tournant intellectuel et créatif des IA ». Il faut prendre la mesure de ce qu’il se passe. En créant elles-mêmes des contenus à partir de simples instructions appelées des « prompts », les IA génératives assurent désormais des tâches qui jusque-là mobilisaient nos facultés intellectuelles et créatives, en maîtrisant le langage et en produisant des images et des sons. Soit des productions symboliques qui nous caractérisent en propre. En cela, il s’agit d’une mutation culturelle et civilisationnelle majeure. Or, elle est présentée sous les oripeaux d’un simple outil de productivité, comme quelque chose de « cool » et d’utile. Sauf qu’au-delà d’un rapport strictement utilitariste à ces technologies, nous ne savons pas envisager l’étendue des conséquences civilisationnelles qui pointent. Saisissons-nous, par exemple, que nos enfants nous diront bientôt : « Pourquoi aller à l’école, apprendre la grammaire, lire des œuvres, si un système produit du texte d’une simple commande de notre part ? »
- Les gains de productivité et la simplification de certaines tâches permises par les IA génératives cachent-ils leur véritable nature ?
Oui. L’utilitarisme et la quête éperdue de productivité à l’œuvre depuis plus d’un siècle dans nos sociétés, ont abouti à ce qu’on accueille avec enthousiasme, voire admiration, un outil qui nous amène au fur et à mesure à renoncer à nos facultés humaines les plus fondamentales.
Je pense que les démocraties se seraient honorées à fixer d’entrée de jeu une ligne rouge. Dire « non, l’IA générative va trop loin ». La première réaction de l’Italie a par ailleurs été d’interdire ChatGPT, mais pour des seules raisons de protection de données personnelles, et aucunement en raison de l’ampleur des effets annoncés sur nos sociétés.
Rapidement, les sceptiques sont vite rentrés dans le rang car il y a aujourd’hui un biais dans notre conception du monde, qui est la place occupée par l’industrie du numérique. L’innovation, le franchissement de nouvelles frontières technologiques, représentent l’horizon lumineux de notre temps. L’idéologie de la Silicon Valley et sa doxa techno-solutionniste, empêchent de penser que ce qui est technologiquement possible n’est pas forcément souhaitable. À cet égard, un tabou est à l’œuvre : celui d’interdire, de dire non à des systèmes qui font offense à ce qui nous constitue en propre et qui bafouent nos principes les plus fondamentaux.
- N’est-ce pas le rôle de la régulation d’empêcher les dérives de la technologie et de limiter ses usages ?
La régulation n’est en aucune manière à la hauteur des enjeux. Elle donne l’illusion de détenir un pouvoir contraignant sur les grandes entreprises qui imposent ces outils. Sauf qu’en réalité, son but consiste avant tout à ne pas entraver le développement technologique, entendu comme le cours inéluctable de l’Histoire et porteur de gisements intarissables de richesses. Réguler, aujourd’hui, c’est installer quelques garde-fous de pure circonstance, tels les fameux biais de l’IA par exemple, qui ne représentent que des enjeux secondaires. Car une fois la question des biais réglée, ce sera alors la porte ouverte à l’automatisation croissante des affaires humaines. L’éthique, c’est le grand bla-bla de la bonne conscience. Quand les gourous de l’industrie numérique, ou les ingénieurs de l’IA, alertent sur les dangers de systèmes qu’ils ont eux-mêmes créés pour leur propre profit, c’est risible. Qu’ont produit tous ces discours sur l’éthique ces quinze dernières années ? Rien de tangible, sinon l’illusion de témoigner de vigilance aux yeux du monde.
Car, à vrai dire, les termes de la régulation sont mal posés. Toujours selon l’équation avantages/risques. Celle-ci suppose que si l’on se penche sur les prétendus risques, alors ce sera ensuite le meilleur des mondes. La seule équation qui vaille est celle-ci : là où nous avons la main et là où nous n’avons pas la main. Or, avec la prolifération et la sophistication des IA, nous avons de moins en moins la main. Il s’agit là d’une question politico-juridique décisive et qui devrait pleinement nous mobiliser. Il est temps de passer de l’éthique à la morale, c’est-à-dire de travailler à une prise en compte du droit naturel. Soit les principes fondamentaux qui nous animent : la défense et la célébration de la dignité, de l’intégrité et de la liberté humaines, de l’expression de nos facultés, de l’intelligence, et du génie qui est logé en chacun d’entre nous. Autant de valeurs appelées à être mises en péril par les IA génératives. Aujourd’hui, nous vivons sous le règne du droit positif, c’est-à-dire que le droit, tel qu’envisagé par le législateur, ne tient compte que d’une seule perspective : le primat économique.
- Vous dénonciez dès 2016, dans l’un de vos précédents ouvrages, ce que vous appeliez « la silicolonisation du monde ». L’IA générative, c’est l’étape d’après du techno-libéralisme venu de la Silicon Valley ?
Absolument. C’est la dernière frontière de l’automatisation sans cesse intensifiée du cours du monde. Ces IA génératives, comme Bing de Microsoft ou Bard de Google, produisent en outre un langage personnalisé, destiné à orienter nos comportements à des fins marchandes. Voit-on le projet de société ? Adosser continuellement notre quotidien au régime privé, tout en aggravant l’usage des écrans ! Quid de la gigantesque consommation énergétique qui découle de ces pratiques ? À cet égard, on ne peut pas affirmer ne plus prendre l’avion, par exemple, et utiliser ChatGPT. Car la conscience ne se divise pas !
Le paradoxe, c’est que les régulateurs et les mondes économique et politique embrassent ce processus d’automatisation alors qu’il porte en lui-même la destruction du tissu social. Par crainte de rater le virage, perçu comme indispensable, de l’IA générative, et sous prétexte que les États-Unis et la Chine s’y sont lancés à pleine vitesse, on est aveugles au fait que quantité de métiers à haute compétence cognitive sont mis en péril. La liste est longue : avocats, comptables, ressources humaines, métiers de la finance, développeurs, traducteurs, journalistes, photographes… Aujourd’hui, on se rassure en se disant que les IA manquent de fiabilité, font des hallucinations, manquent de transparence. Mais demain ? Nous allons vers des super-assistants personnels qui vont assurer un nombre sans cesse croissant de tâches cognitives à notre place.
On peut très bien imaginer que dans quelques années, au nom d’un ratio avantages/inconvénients favorable, notamment dans les déserts médicaux, l’OMS valide le principe qu’en première consultation, des IA remplacent des médecins généralistes en se basant sur des capteurs, notre dossier médical, la reconnaissance faciale etc.
Un ouragan va frapper les métiers à haute compétence cognitive, intellectuelle et créative. Or, ceux-ci sont vecteurs de sociabilité, de reconnaissance de soi, de plaisir à la tâche. Le travail représente le socle de notre vitalité, mais aussi de la paix sociale. Comment peut-on accepter que l’industrie du numérique, guidée par ses seuls intérêts, produise ainsi un tel séisme sur des activités humaines dans ce qu’elles ont de très nobles ?
- Aux Etats-Unis, encadrer l’utilisation de l’IA par les studios d’Hollywood et protéger le travail des scénaristes et des acteurs, a été l’une des principales revendications de la grève historique de plus de 100 jours qui vient de se terminer. C’est cette forme de réveil que vous prônez ?
Ce mouvement donne de l’espoir et devrait nous inspirer. Les scénaristes et les acteurs ont perçu les dangers de l’IA générative et ont bien compris que la quête du profit des grandes plateformes comme Netflix ne pouvait aboutir qu’à une précarisation, voire à la disparition de leur métier. Ce fut un acte fort, car vu que la régulation se montre déficiente, les scénaristes ont décidé de faire jurisprudence en mettant sur la table les vrais sujets dont le régulateur n’a pas su se saisir. Et ils ont obtenu gain de cause. Pour ne pas assister passivement à la disparition de métiers à forte implication intellectuelle et créative, je pense que la meilleure stratégie serait de s’unir par corporation et ce, à l’échelle globale.
- Appelez-vous à la révolte citoyenne face à l’IA ?
Hollywood a pavé le chemin de la mobilisation qui doit être menée. En outre, émerge un monde où on ne sait plus distinguer une photo d’actualité d’une production d’une IA. Ce qui ouvre grand la porte à la désinformation et tue le travail des photographes. La guerre Israël/Hamas en est déjà un exemple navrant. Il est temps de saisir – au-delà de notre penchant à l’utilitarisme et d’un court-termisme très coupables – l’étendue des gigantesques conséquences culturelles et civilisationnelles qui s’annoncent du fait de la généralisation des IA génératives. Et cela appelle nécessairement mobilisation et émergence de contre-pouvoirs à toutes les échelles de la société.
- En quoi jugez-vous la destruction des métiers par l’IA générative différente des autres vagues de destructions de métiers liées à l’arrivée de nouvelles technologies depuis la révolution industrielle ?
Depuis la révolution industrielle au XVIIIème siècle, il s’est opéré un mouvement progressif de substitution de l’action humaine au profit de la machine. Deux siècles plus tard, au tournant des années 1980, ce processus connut un moment d’acmé lors de la robotisation des entreprises, particulièrement dans l’industrie automobile. Mais c’était généralement des métiers à haute pénibilité qui étaient concernés, ceux qui entraînaient des troubles musculo-squelettiques, des corps broyés, des travailleurs lessivés au moment de prendre leur retraite… On peut donc considérer que dans ces domaines, le processus d’automatisation recouvrait une dimension vertueuse.
Ce qui est à l’œuvre depuis une dizaine d’années et qui est amené à se renforcer à l’avenir, est différent. Les métiers visés sont ceux qui mobilisent nos facultés intellectuelles, pour lesquels il a fallu de longues études avant de les exercer. En outre, ils créent de l’estime de soi, de la reconnaissance par autrui et de la sociabilité. Est assénée la fable de la « complémentarité homme/machine ». La personne qui a inventé cette notion mérite le prix Nobel de la novlangue, car nous sommes arrivés au bout du concept de la destruction créatrice de Schumpeter, selon lequel la technologie créée autant voire davantage d’emplois qu’elle n’en détruit en premier lieu. Cette théorie trouve ses limites avec l’IA générative, car jamais dans l’Histoire une technologie n’a menacé autant d’emplois différents d’un coup.
- Ne basculez-vous pas dans la peur de l’IA dite générale, c’est-à-dire capable de tout faire mieux que l’homme ?
L’enjeu qui, actuellement, nous fait face, concerne surtout l’énorme capacité de progression des IA génératives, et donc la puissance de son impact sur le travail, le tissu social et nos capacités intellectuelles et créatives. En cela, il nous revient, en ce moment de bascule, et de haute gravité, de nous demander ce que c’est qu’être humain. Quels sont au juste nos pouvoirs d’action et d’inventivité, à une époque où des technologies sont en mesure de prendre le relais – de façon infiniment plus rapide et prétendument plus fiable – de la quasi-totalité de nos facultés cognitives ? Que nous reste-t-il dans un monde où ce qui nous constitue en propre et, au premier chef, l’usage du langage, est appelé à être toujours plus assuré par des intelligences artificielles ? L’être humain se sublime dans la contrainte et l’effort, mais prendra-t-on encore la peine d’apprendre des langues, de se confronter à l’autre, quand l’IA nous promet de tout nous apporter sur un plateau ? Notre malheur, c’est qu’on est incapables d’avoir une vision des choses au-delà de notre présent immédiat. Or, je vous le dis : le sempiternel primat économique et le court-termisme nous mènent au désert de nous-mêmes.
- Propos recueillis par Sylvain Rolland et Philippe Mabille
- La Tribune