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Le bon enseignement de l’économie, une arme contre le populisme – Chronique de l’économiste Jean Peyrelevade
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Trop peu – et mal – enseignée, l’économie est insuffisamment comprise par nos concitoyens, ce qui ouvre le champ aux extrémismes politiques.
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Il faut tout reprendre en transmettant très vite des concepts de base, loin des controverses.
Tunisie-Tribune (Le bon enseignement de l’économie, une arme contre le populisme) – Les Français (aussi bien que les Tunisiens) ont un niveau faible de culture économique. De cela, la plupart des observateurs conviennent volontiers.
Une telle situation fragilise la démocratie et facilite la montée des populismes, version Le Pen ou Mélenchon.
Améliorer la compréhension de l’économie est un impératif d’intérêt général
L’économie n’est certes pas le seul espace où se construit la citoyenneté mais pour chacun de nous, elle conditionne une part importante de notre existence quotidienne. Améliorer sa compréhension devrait donc être un impératif d’intérêt général.
On donne à peine, quelques rudiments à environ un étudiant sur dix
Encore faudrait-il s’en donner la peine. On en est loin : l’enseignement de l’économie n’est pas considéré comme fondamental. Aujourd’hui, à peine plus d’un jeune sur deux obtient un bac général ou technologique et la filière dite des sciences économiques et sociales ne concerne qu’un quart d’entre eux. En gros, l’on donne quelques rudiments à environ un étudiant sur dix. Et l’on s’étonne du résultat !
Au lieu de combattre frontalement l’idée reçue selon laquelle l’économie est une discipline trop vulgaire pour faire partie des enseignements fondamentaux, nous passons beaucoup de temps, tels des théologiens, à nous étriper pour définir le contenu délivré aux « happy few » qui y ont accès. Ainsi, Philippe Aghion, grand économiste entouré de seize experts, a-t-il été chargé, après maints prédécesseurs, de réécrire les programmes de sciences économiques et sociales du secondaire. J’ai beaucoup d’estime pour Philippe Aghion, mais je crains cependant que l’état des lieux post-rapport ne soit pas sensiblement modifié.
Affrontement idéologique
D’où osez-vous parler, me dira-t-on, et porter un tel jugement, alors que dans notre société d’ordres, seuls les spécialistes officiels sont légitimes pour traiter de leur spécialité ? La réponse est simple : j’ai passé vingt ans de ma vie professionnelle à diriger de grandes entreprises et j’ai enseigné l’économie, les deux métiers s’enrichissant l’un l’autre. Je sais donc, un peu, de quoi il est question. Outre un volume d’heures gravement insuffisant, outre une restriction coupable à une petite partie des élèves, l’enseignement de l’économie en France souffre de défauts majeurs qui, à mon sens, ne sont pas près d’être corrigés. Le premier tient à l’amour excessif de la théorie, le second à celui de l’affrontement idéologique.
L’affrontement idéologique, surtout, est destructeur. D’un côté l’école libérale, incarnée par l’Académie des sciences morales et politiques et son président, mon ex-confrère Michel Pébereau, entend que l’économie soit enseignée comme une science exacte, avec ses hypothèses, ses raisonnements et ses théorèmes. Seule la microéconomie est, à ses yeux, digne d’un tel traitement, la macroéconomie étant sujette à trop de controverses de nature politique pour être enseignée : la lutte des classes ne relève pas de la science. De l’autre côté, pour les économistes antilibéraux de tous poils (marxistes, keynésiens, partisans de la régulation, « économistes atterrés »), l’économie est politique par nature et son enseignement ne peut se concevoir en dehors d’une vision globale de la société, ce qui conduit à joindre dans un même bloc économie et sociologie. La validité de ce choix n’est pas évidente.
Partir de la réalité
Un tel conflit, pour un enseignement d’initiation, n’a aucun sens. La bonne méthode est, à mon avis, radicalement différente. Une fois de plus, l’économie se vit quotidiennement, de façon très concrète, pour l’ensemble des citoyens. C’est de cette réalité que l’on doit partir, pour monter progressivement vers l’abstraction. Il faut d’abord décrire l’objet et ses agents : l’entreprise, les ménages, l’Etat, l’extérieur. N’est-il pas utile d’expliquer aux élèves ce qu’est une entreprise, comment elle vit, se développe, réussit ou au contraire fait faillite ? Dès la description vient la nécessité de la mesure : il n’y a pas d’économie sans chiffres.
La comptabilité en est le premier instrument, qui va permettre d’ouvrir plusieurs concepts essentiels : la distinction entre flux et stocks (compte d’exploitation et bilan), la création de valeur (différence entre produits et charges), le fait que l’économie est un système où chacun dépend des autres, où chaque crédit est balancé par un débit, où chaque décision entraîne des effets induits, ce qu’ignorent souvent nos gouvernants.
Bien entendu, cette approche doit être détaillée tant au niveau microéconomique (pour chaque entreprise, chaque ménage) qu’en termes macroéconomiques. La comptabilité nationale, agrégation des comptabilités d’agents, doit être enseignée en même temps. La séparation des deux disciplines, à ce niveau élémentaire, n’a aucun sens. Leur jonction dès l’origine va au contraire permettre de poser quelques questions intéressantes : par exemple, pourquoi l’Etat, à la différence des autres agents, peut-il avoir un compte d’exploitation durablement déficitaire et un bilan avec un actif net négatif ?
Bien entendu, viennent ensuite la théorie, puis plus tard, la controverse. Mais, quel que fût le niveau académique des étudiants auxquels je m’adressais et qui découvraient l’économie, et y compris à l’Ecole polytechnique, la première modélisation était toujours faite avec deux instruments simples : la comptabilité et l’arithmétique. Est-on certain que tous les économistes en ont épuisé les ressources ? Les premières vertus d’un enseignement de découverte sont l’ampleur de son champ et sa simplicité.
Jean Peyrelevade (économiste)